Actualités : D'un 10 mai à l'autre… ou deux printemps ariégeois

Lucas Destrem

D'un 10 mai à l'autre… ou deux printemps ariégeois
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D'un 10 mai à l'autre… ou deux printemps ariégeois
Par Lucas Destrem

Le cheminement de  l’Histoire est fait de grands succès et d’amères déceptions. L’histoire du pays d’Olmes n’échappe pas aux printemps prometteurs que déçoivent de trop courts étés. Deux espoirs contrariés m’ont interpellé ; ils racontent un peu de la ferveur populaire qui a pu gagner les Ariégeois, et des frustrations qui hélas, ont pu suivre. Ces faits s’inscrivent dans ce que le territoire a de politique. Et rien de notre quotidien, ou presque, n’y échappe... Les contrées de labeur comme cette « terre courage » le savent bien. Combien de destins sont façonnés par la fermeture d’une usine, d’une maternité, par les conséquences sociales et économiques d’un acte législatif ?
A cinquante-cinq années d’intervalle, deux 10 mai se regardent. Chacune de ces dates nous dit un peu de ce que le pays d’Olmes a espéré, vibré et peiné. Et de ce qu’il en garde de patrimoine vivant.

10 mai 1926. Depuis deux mois déjà, la bourgade textile de Laroque-d'Olmes est marquée par un important mouvement populaire, qui prend sa source dans une revendication principale : l’alignement sur les tarifs de Lavelanet des salaires ouvriers des manufactures de la commune. Chez les trois principales d’entre-elles, à savoir Cabrol, Fonquernie et Ricalens, la grève est massive, presque générale. Des centaines d’ouvriers ont quitté le travail. Place de la Cabanette ou au café Salvat ont lieu d’importantes réunions publiques, animées par des orateurs dépêchés par le Parti communiste ou la Confédération générale du travail unitaire (CGTU) des grands bassins industriels et de région parisienne. Presque chaque soir, députés ou délégués viennent galvaniser hommes et femmes rassemblés là, leur enseigner l’art de gagner une grève et leur inculquer les bons mots à scander aux fenêtres des patrons. Fin février, déjà, l’un d’eux exhortait : « Il faut vous syndiquer, vous unir, que vous soyez catholique, protestant, israélite ou bien républicain, socialiste, communiste, anarchiste, adhérez en masse au syndicat, il n’y a que ce moyen pour obtenir satisfaction auprès de vos patrons, qui eux ont la magistrature, la police et l’armée pour les préserver ». Au sortir des meetings, les ouvriers (et beaucoup d’ouvrières) forment des cortèges nocturnes dans les rues de Laroque. Ces « chemins de croix » militants trouvent leurs stations en les portails d’usine et les demeures patronales, où fusent les insultes, et devant lesquelles L’Internationale et d’autres refrains séditieux sont entonnés avec entrain. Le 10 mai culmine la tension dramatique du moment. A cinq heures du matin, les grévistes sont à la Cabanette. L'avant-veille au soir, ils s'étaient armés de bâtons, avaient cassé des lampes et fenêtres des Ets Ricalens à coups de cailloux, et avaient saboté l'éclairage extérieur pour qu'on ne puisse identifier les responsables. Un service d’ordre se mobilise. 200 manifestants vont bloquer les portes de l’usine Ricalens, puis poursuivent vers la cité ouvrière, criant leur hostilité aux gendarmes comme aux patrons. A sept heures, tout s’accélère : un groupe pénètre dans l’usine. Aussitôt, sont interpellés plusieurs leaders, comme Georges Claveri, ouvrier peintre venu de Paris, ou Édouard Vandewattyne, tisserand du Nord, accusés avec un groupe de femmes d’avoir jeté des pierres sur les gendarmes. Immédiatement, ils sont conduits au parquet de Pamiers. Le sous-préfet est dépêché à Laroque et publie deux arrêtés. L’un fixe la fermeture des cafés après 20 heures, l’autre interdit les cortèges. Les grévistes, chauffés à blanc, empêchent qu’ils ne soient placardés. Le soir, 700 personnes se réunissent à Lavelanet. Les uns suggèrent de prendre les armes, les autres décident d’une grève de solidarité si les militants ne sont pas relâchés. Les femmes arrêtées écoperont d'amendes et de peines de sursis. Les hommes, érigés en « martyrs de la grève », seront libérés en septembre.

Même si un accord sur la hausse des salaires est finalement trouvé, non sans mal, à la fin de l’été, c’est au prix d’une lutte exténuante de six mois. Et aussi, parfois d’un certain délitement de la camaraderie : les soupes communes et caisses de solidarité ont soudé un temps les grévistes mais çà et là, on vilipende les étrangers, on s’épuise du jusqu’au-boutisme des syndicalistes emprisonnés ou on maltraite ceux qui voudraient trop vite reprendre le chemin de l’usine. Surtout, le rapport entre patrons et ouvriers n’évoluera guère en mieux : les premiers sont durablement échaudés par le rôle moteur d'éléments extérieurs, présentés comme « gréviculteurs », qui ont franchi des seuils que les locaux n’auraient peut-être pas eu idée de dépasser, tandis que les seconds resteront marqués par l’intransigeance de certains dirigeants ayant temporairement fui la ville. D’autres conflits, moins vifs certes, émailleront les années suivantes. Mais assurément, ces événements contribuent à forger une tradition politique municipale : Laroque se démarquera longtemps par sa mairie communiste, dont les odonymes ou les peintures de Charles Steelandt, dans l'hôtel de ville, à la gloire du prolétariat, d’Henri Barbusse et de Jean Jaurès, rappellent encore aujourd’hui le souvenir.

L’autre 10 mai est peut-être plus connu de tous. Dix-mai. Ces deux termes associés ont dans l’imaginaire collectif national acquis le statut de symbole. « Forcément », 1981. Celui de la victoire non pas d’un seul homme politique, François Mitterrand, mais bien avec lui, de tout un pan d’une France désespérée de voir ses aspirations au changement l’emporter. L’Ariège le sait peut-être encore davantage. On est ici, encore, en terre socialiste. Lors du scrutin de 1974, perdu par l’union de la gauche, c’est l’Ariège qui a offert son plus gros score à Mitterrand (plus de 63 % des voix). Le soir du 10 mai 1981, le chef du PS obtient ici encore un excellent résultat : 63,23 %. Presque aussi bien que les voisins audois, 63,67 %, record national. Encore plus qu’ailleurs, donc, ici, rêve-t-on alors de changer la vie et de lendemains qui chantent. L’année suivante, le nouveau président est en visite officielle en Midi-Pyrénées. L’Ariège est au programme du dernier jour de déplacement, ce 29 septembre 1982. À Lavelanet, le Président, dont l'hélicoptère a atterri sur le stade, est reçu par le PDG du groupe textile Roudière, M. Arpentinier, et plusieurs cadres. Le fondateur de ce fleuron lainier, André Roudière, s’est retiré depuis quelques années. Huit ans plus tard, le groupe Chargeurs validera le saucissonnage de la société devenue multinationale, qui préfigurera sa perdition. Mais on n’en est pas encore là. La visite des ateliers se fait dans le bruit assourdissant des métiers à tisser. Dehors, la foule a applaudi peut-être aussi fort. « Tonton » est populaire et suscite encore l’espoir. Le textile peine déjà – Fonquernie et Dumons viennent de fermer – et le journaliste de télévision parle d'un département « économiquement sous-développé », mais rien ne semble encore perdu. À une syndicaliste CGT venue timidement lui présenter un dossier de revendications, lui disant espérer qu’un proche collaborateur pourra en prendre connaissance, Mitterrand rétorque peut-être un peu sèchement : « Mais vous pouvez être sûre que je les lirai moi-même ! », avant de jurer son plaisir d'être là. Le soir, à Foix, il défendra la décentralisation et louera le tropisme « administratif » du département : « je me réjouis lorsque vous me dites que dans l'Ariège on a, à travers le temps, peut-être en dépit d'avoir d'autres activités, fourni à l'État, à la République, de très nombreuses personnalités et même, au niveau le plus modeste, des fonctionnaires assidus à leur tâche, compétents et sérieux ». Mais il ne reviendra pas assister à la déliquescence du textile. Comme ailleurs en France, l’exercice d’un pouvoir engoncé dans les lourdeurs institutionnelles et un contexte international défavorable va se heurter à de douloureuses réalités. Le fameux « tournant de la rigueur ». Et la crise économique, qui précipite le désarroi, les faillites, les licenciements. La grande vague de 1989-1990, avec ses centaines de postes supprimés chez Roudière, sera d’autant moins bien digérée qu’elle s’opère sous un gouvernement de gauche, au sein duquel siège un ministre de l’Industrie élu de l’Ariège, Roger Fauroux, bien en peine de contrer les logiques libérales qui vident les ateliers du pays d'Olmes. L’amertume est grande. Mais cette histoire-là, celle de la désindustrialisation, est irrépressible. Et les mêmes services publics si chers aux Ariégeois, loués par le Président, sont de fragiles balises. Le département continuera de voter à gauche, souvent massivement, mais rien ne sera plus comme avant. Le pays d'Olmes a été malmené, mais pour sûr, travaille-t-il à se relever autrement de cette désillusion.

L’histoire politique fait patrimoine. Parce qu’elle est génératrice de solidarités et d’affrontements, qui s’inscrivent dans la durée et dans l’identité des gens, leurs gestes, leurs paroles, d’une génération à l’autre, jusqu’à parfois devenir rituels et traditions. Mais aussi parce qu’elle s’appuie sur le travail que les gens du pays tirent des ressources locales : les bêtes, les pierres, les langues d’ici... La fin du printemps n’est évidemment pas une mort. Serait-ce une transition vers une certaine maturité ? Celle-ci est faite de renoncements, de sacrifices… mais aussi d'apaisements et de reconstructions. Les syndicalistes de 1926 avaient prévenu : « nous ne voulons ni brûler les usines, ni casser les carreaux, ni les machines, car nous voulons que tout soit en bon état pour le jour où nous prendrons les usines ». Ils ne les ont pas prises, mais le souvenir des luttes demeure.

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