Actualités : Un Africain à Mirepoix

Tristan Bergerot

Un Africain à Mirepoix
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Un Africain à Mirepoix
Par ristan Bergerot

À propos du territoire des Pyrénées Cathares, bon nombre de sujets d’études sont encore en friche, certains conservant encore un caractère énigmatique. La maison des Consuls avec sa centaine de sculptures en bois en fait partie. Ces dernières suscitent fascination et curiosité des visiteurs, comme des érudits.
Il est certes difficile de comprendre, sans les références du XIVe siècle, avec qui ou à quoi ces différentes figurations sont liées : têtes humaines, démons, animaux domestiques et sauvages. Or, parmi les visages humains représentés sur la façade de la Maison des Consuls, l’un d’eux, dont la présence semble inattendue dans ce contexte, a particulièrement attiré mon attention. Il s’agit de la face d’un homme dont les traits du visage s’apparentent à certains peuples de l’Afrique Subsaharienne, ce qui laissent peu de doute sur l’intention du sculpteur quant à l’origine du personnage représenté.
Quel était le sens de l’évocation de ce visage ? Était-il en relation avec une histoire symbolique, religieuse ou s’agissait-il de la mention d’un personnage important ? Localement, serait-il l’unique représentation d’un homme noir ? Parmi les modillons du XIVe siècle de la cathédrale Saint-Nazaire de Carcassonne, l’un d’eux montre un visage similaire. Ces derniers furent d’ailleurs déposés lors de la restauration de l’édifice par Eugène Viollet-le-Duc puis remplacés. Aujourd’hui, les originaux sont exposés avec d’autres pièces lapidaires dans le château comtal. La représentation d’un homme noir n’est donc pas un cas unique dans l’ancienne sénéchaussée de Carcassonne.
Une allusion liée à l’esclavagisme est totalement à exclure puisque ces deux sculptures précèdent la traite négrière de plus deux siècles. Elles ont été toutefois référencées toutes deux comme « tête de nègre » par des membres de sociétés savantes régionales, ce qui nous renvoie à un vocabulaire pour le moins colonialiste dans un contexte pourtant post-colonial. Notons tout de même que, de l’Antiquité jusqu’à la traite des noirs, on employait le qualificatif de « Maure » pour désigner des natifs de Maurétanie (Afrique du Nord) et dont la couleur de peau était foncée.
Bien entendu, les Maures n’étaient pas étrangers au monde médiéval européen. On sait que les dénommés « Maures » composaient, les armées dirigées par les Arabes lors de la conquête musulmane dans la péninsule Ibérique au VIIIe siècle. Cette dernière était remontée jusqu’en Provence et en Languedoc. La ville de Narbonne ou « Arbûna » en arabe était pendant quatre décennies la capitale de l’une des cinq provinces d’al-Andalus. Cependant au Moyen Âge l’évocation des « Maures » n’était pas uniquement liée aux chroniques médiévales, ou à la population de l’Émirat de Grenade. Dans la littérature Arthurienne du XIIIe siècle, le neveu de Perceval « Moriaen » est le fruit de l’union entre Agloval et une femme maure. La description physique qui est faite de lui le décrit avec « la peau aussi noire qu’un corbeau ». Dans ce roman, Moriaen part à la recherche de son père au côté de Perceval et de Gauvain, puis est intégré aux chevaliers en quête du Graal.
Antérieurement au Moyen Âge, certains personnages « Maures » étaient directement issus du panthéon chrétien. Parmi les martyrs chrétiens maures, figure le plus célèbre Mirapicien : « saint Maurice » ! Au XIIIe siècle, ce saint était systématiquement représenté sous les traits d’un Africain subsaharien. Historiquement ce n’est en aucun cas une preuve archéologique de l’origine ethnique de saint Maurice car les premières représentations, lui donnaient des traits d’un homme blanc. Cela nous renseigne probablement davantage sur la vision que les théologiens du Moyen Âge avaient de lui. Selon un auteur anonyme de la fin du IVe siècle, Saint Maurice d’Agaune « Mauricius » était originaire de la région de Thèbes en Égypte et commandait une division de l’armée romaine. Dépêché avec ses troupes par l’empereur Maximien en Gaule, lui-même et ses hommes auraient refusé d’honorer les dieux romains par des sacrifices. Maurice et ses compagnons, tous Coptes auraient été décapités sur ordre de l’empereur à cause de leur désobéissance.
Durant le Moyen Âge, saint Maurice symbolisait le soldat idéal, valeureux et fiable, ayant mis ses armes au service de la foi. Son culte fut lié à la relique de la sainte qui était censée garantir l’invisibilité et la victoire sur le champ de bataille. Saint patron de l’Empire germanique, la représentation la plus emblématique de saint Maurice est une sculpture en pierre, datée du milieu du XIIIe siècle, conservée dans la cathédrale de Magdebourg. Le saint y est représenté en armure de chevalier et le visage d’un homme noir émerge du camail. Au cours du XIIIe siècle, sa mise en valeur encourageait l’aristocratie laïque française à reconnaitre la prééminence du roi. Nous comprenons mieux alors l’intention symbolique prévalant lors de la prise de Mirepoix par les troupes croisées commandées par Simon de Montfort, le 22 septembre 1209, jour de la Saint-Maurice. Peut-être ce vocable a-t-il permis aux seigneurs de Lévis-Mirepoix, auprès de leur population, la justification de l’emploi des armes au service de la foi contre l’hérésie cathare. Cela a sans doute aussi favorisé l’acceptation de l’autorité du roi de France, mise à mal sur ce territoire du fait de la résistance des chevaliers faydits de Montségur.
Cependant, à partir du XVIIe siècle, les reliquaires, statues ou vitraux représentant saint Maurice, dans la cathédrale de Mirepoix, témoignent de transformations successives des caractéristiques physiques du saint, en particulier un blanchiment de la peau et une évolution des traits du visage, à l’image d’un « Michael Jackson » … L’implication active du Royaume de France dans la traite négrière au XVIIe siècle eut probablement pour effet d’entraîner la modification de la figuration de certains « Maures » de la religion chrétienne. On les représente non plus avec leurs caractéristiques physiques initiales mais avec un faciès bien local. Dans ce contexte, depuis l’action des missionnaires catholiques jusqu’aux écrits des savants du XXe siècle, le but était de mettre en évidence l’infériorité physique, morale et spirituelle des peuples anciens d’Afrique où des Amériques. Etant donné le contexte idéologique ethnocentriste, l’image d’un saint à la peau noire vénéré à travers l’Europe, ne convenait plus. Sa vénération entrait en confrontation directe avec l’idéologie raciste.
Pour en revenir à la sculpture de la maison des Consuls et sans perdre de vue que parmi les autres sculptures, certaines représentent également des hommes noirs, se peut-il que cette tête qui fait face à la cathédrale soit une représentation de saint Maurice ?
Si tel est le cas, quel autre personnage pourrait figurer la tête de la cathédrale Saint-Nazaire de Carcassonne, mentionnée au début de mon propos ? Si nous considérons la vie de Nazaire, son ascendance pourrait peut-être entraîner un début d’explication. Nazaire est considéré comme un martyr du Ier siècle, sa mère Perpétue était une patricienne, elle a été prétendument baptisée par saint Pierre. Son père était de confession juive et se nommait Africanus. Dans ce cas, le nom ne renvoie pas nécessairement à des caractéristiques physiques, mais plutôt à une origine géographique concernant l’ancienne province romaine d’Afrique. Mais les érudits du Moyen Âge en avaient-ils conscience ? Il n’est tout simplement pas impossible qu’ils en aient fait une interprétation littérale d’après le nom « Africanus », avec les connaissances historiques, philologiques ou anthropologiques de leurs temps.
Comme on le voit ici, les représentations des sculptures de la Maison des Consuls peuvent encore susciter bien des réflexions questionnant en particulier les relations et échanges Méditerranéen de l’Émirat de Grenade aux Pyrénées en cette fin du XIVe siècle.

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